mercredi 7 novembre 2012

BERGIER RENCONTRE COPLAN POUR LA PREMIERE FOIS

On sait que JACQUES BERGIER avait beaucoup d’amis parmi les écrivains du roman populaire et qu’il les aida avec générosité de différentes manières : on peut citer JEAN et JOSETTE BRUCE, NATHALIE HENNEBERG et ANDRE RUELLAN (KURT STEINER). On peut y rajouter, bien sûr, PAUL KENNY. Ce dernier introduisit l’illustre savant à plusieurs reprises dans ses romans avec sa complicité. La toute première rencontre fictive entre COPLAN et BERGIER eut lieu dans l’excellent roman, Raid 59 (FN Espionnage, n° 205, 1959). Ce roman débute par une courte exposition relatant un fantastique phénomène lumineux dans le ciel de l’Arizona et du Nouveau Mexique. Le point de départ effectif de l’intrigue se situe en TURQUIE où un réseau du contre-espionnage informe les services français et COPLAN d’une découverte faite par des agents turcs en URSS. Un manuscrit scientifique d’origine française a été découvert entre les mains d’un savant russe appartenant à l’ancienne équipe de TUPOLEV. COPLAN se rend sur place, au Kouban (c’est un fleuve qui sert de frontière entre la Turquie et la Russie, par extension, c’est aussi la région), à Stavropol, grâce à l’aide des services turcs et photographie discrètement chez le savant russe les renseignements nécessaires avant de revenir en France. Pour s’assurer de l’importance du manuscrit dont l’auteur s'avèrera avoir été assassiné, il doit rencontrer un ingénieur nommé Longèves qui le guidera sur BERGIER à qui il montrera les documents ramenés de Russie. Longèves lui déclare (p.75 à 80) :
« - Non, je ne suis pas à même de vous révéler le nom de l’auteur, mais je vous conseille vivement d’aller voir un écrivain renommé pour ses ouvrages de vulgarisation scientifique et qui a précisément consacré un article aux possibilités de l’utilisation de l’énergie de recombinaison des radicaux libres. En plus, il est entiché de science-fiction et connaît tous les techniciens dignes de ce nom attelés à des travaux sur la propulsion des fusées. Il s’appelle Jacques Bergier. Voici son adresse… Essayez de le joindre… Ce n’est pas commode, mais avec de la persévérance vous y parviendrez. Il réalise une sorte de synthèse entre l’être humain, le cerveau électronique, l’encyclopédie et le bottin, carbure au Coca Cola et trimbale en permanence une serviette bourrée de bouquins réputés introuvables.
Coplan se lança illico sur cette piste. Au terme d’une poursuite harassante et d’une succession de coups de téléphone l’ayant promené des Folies-Bergère aux Champs-Elysées en passant par Montparnasse et les quais, il finit par repérer son phénomène au fond d’une librairie en forme de couloir, dans la rue de Seine (il s’agit de la fameuse librairie historique de VALERIE SCHMIDT où se réunissait tout le petit monde de la SF).
Bouchant involontairement l’entrée à cause de sa large carrure, Coplan attendit que l’écrivain eût choisi une quantité impressionnante de romans aux couvertures démoniaques et l’aborda au moment où Bergier manifestait l’intention de sortir.
- Pourriez-vous m’accorder quelques minutes d’entretien ? M. Longèves m’a suggéré de vous pressentir pour la résolution d’un petit problème assez embarrassant… L’interpellé, doté de grosses lunettes, leva sur lui un regard d’une extraordinaire vivacité. L’espace d’une seconde, il dévisagea l’intrus qui barrait son chemin.
- Longèves ? prononça-t-il d’un ton bref, mais d’une voix douce. Oui, d’accord. Où allons-nous ?
- Francis Coplan. Ravi de vous rencontrer… enfin. La Rhumerie Martiniquaise, ça va ?
- Ils s’extirpèrent de la librairie et, d’un pas pressé, lesté de sa volumineuse serviette, Bergier entraîna son compagnon vers le boulevard Saint-Germain. En cours de route, Coplan posa des jalons :
- Vous avez, m’a-t-on dit, fait paraître un article sur l’oxygène monoatomique en tant que combustible pour fusées ?
- Oui, c’est exact.
- A votre connaissance des techniciens français ont-ils tenté de réaliser un moteur mettant à profit la libération des atomes en molécules ?
- Plusieurs, opina l’écrivain. Mais le principal obstacle résulte des températures engendrées par ce retour à l’état moléculaire : de vingt à trente mille degrés. Même en tenant compte de pertes de rendement, et d’une température trois fois moindre, on ne connaît pas de matériau capable de supporter une telle contrainte thermique. En d’autres termes, le pépin, c’est la tuyère.
Coplan se souvint de la première phrase du manuscrit : elle mentionnait précisément que cette difficulté était résolue. Ils atteignirent l’établissement, commandèrent des boissons ; alors Coplan exhiba son dossier.
- D’après vous, qui aurait pu rédiger cette étude ? demanda-t-il en passant les copies à son interlocuteur. Il assista à une chose assez effarante. S’étant emparé des épreuves, Bergier les scruta de haut en bas à une allure cinq fois plus rapide que celle autorisant une lecture normale. Il tourna les pages l’une après l’autre à la cadence qu’on adopte d’ordinaire pour regarder l’album de famille de gens totalement étrangers, dévorant d’un coup des paragraphes entiers de formules et de symboles. Au bout de deux minutes, il restitua le tout et dit avec une assurance absolue :
- Maurice Linay. C’est tout son style et son écriture.
Quelque peu sceptique malgré tout, Coplan fixa son vis-à-vis.
- Vous en êtes sûr ?
- Naturellement. Lui seul était assez farfelu pour oser s’attaquer à cette tâche ; la plupart des esprits pondérés refusent encore de voir dans les radicaux libres une source d’énergie à bon marché, susceptible d’applications pratiques.
- Etait ? répéta Coplan, le front plissé. Bergier but une gorgée de Coca-Cola, braqua ses yeux vifs sur Francis.
- Eh oui… il est mort. Vous ne le saviez pas ?
- Non. Je l’ignorais. Quand ?
- Il y a trois semaines, un mois… L’annonce de son décès a paru dans les journaux. Machinalement Coplan inséra une cigarette entre ses lèvres. Un déclic venait de se produire en lui.
- De quoi est-il mort ? s’informa-t-il d’un ton neutre.
- Suicide. Il s’est tiré une balle dans la tête. Une flamme jaillit du briquet de Coplan qui oublia pendant deux secondes d’allumer sa Gitane.
- Et… où habitait-il ?
- Dans le seizième, 55 rue Boileau. Coplan tenta d’apaiser une soif subite en vidant à demi son Dubonnet.
- Quel genre d’homme était-ce ? reprit-il ensuite. Marié, célibataire ? A-t-on éclairci les raisons de son acte ?
- C’était un intellectuel qui, sans être fortuné avait des moyens suffisants pour se consacrer uniquement à ce qui lui plaisait. Il était célibataire, jeune encore : trente six ans. Mathématicien et physicien. Membre de plusieurs commissions d’études. On a atttribué son suicide à une crise de dépression nerveuse. Je le considérais comme un garçon charmant, extrêmement doué, et j’avais pour lui beaucoup d’amitié. Comment se fait-il que vous ayez les photos de son manuscrit ? Coplan soupira.
- Gardez ceci pour vous, pria-t-il, sentant qu’il pouvait se fier à la discrétion de l’écrivain et estimant qu’il lui devait bien cet aveu en contrepartie. Je les ai ramenées de Stavropol, en U.R.S.S.
Les yeux de Bergier rapetissèrent, mais ses traits restèrent immobiles.
- Dans ce cas, le décès de Linay pourrait bien ne pas être aussi naturel qu’il le paraît à première vue, marmonna-t-il sans cesser de regarder Coplan.
- C’est aussi mon impression, rétorqua ce dernier. Quelles étaient ses opinions politiques ?
- Ni à droite ni à gauche : au-dessus. Il n’avait aucune accointance avec ces milieux-là. Coplan avala ce qui restait de son apéritif puis appela le garçon.
- Vous m’avez sûrement épargné de nombreuses courses inutiles, fit-il valoir en devançant le geste de son informateur bénévole. Je m’excuse de vous avoir retardé, mais notre conversation m’a ouvert d’intéressantes perspectives. Puis-je vous relancer à l’occasion ?
- Quand vous voudrez… Voici un numéro de téléphone où l’on pourra toujours vous donner mes coordonnées de temps et d’espace. Il tendit un billet à Coplan, qui l’empocha prestement. Ils se levèrent ensemble, quittèrent la terrasse et partirent dans des directions opposées…
CHARLES MOREAU

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